
Pourquoi les métiers manuels sont-ils dévalorisés en France ?
Comment se fait-il qu’en tant que particuliers, nous éprouvions un véritable soulagement lorsqu’enfin nous trouvons un bon électricien ou un chauffagiste compétent, et qu’en même temps, nous regardions avec condescendance les filières de formation professionnelle qui forment ces indispensables artisans ? Ce paradoxe témoigne d’un profond décalage entre la reconnaissance pragmatique de l’utilité des métiers manuels et la hiérarchie culturelle qui continue de les reléguer au second plan.
Quelques tentatives d’explications, qui ne sont ni exhaustives, ni scientifiques, plutôt des hypothèses.
Le tiers état en héritage.
Peut-être faut il d’abord chercher la dévalorisation des métiers manuels en France dans nos racines historiques. Sous l’Ancien Régime, la société était structurée en trois ordres : le clergé, la noblesse et le tiers état. Les travaux manuels étaient principalement réservés à la paysannerie et aux artisans, tandis que la noblesse se consacrait aux arts de la guerre et aux activités intellectuelles.
Cette organisation hiérarchique reposait sur une forte distinction entre les élites et les classes laborieuses. La noblesse, exempte d’impôts et bénéficiant de privilèges, considérait le travail manuel comme indigne et réservé aux classes inférieures, notamment aux paysans et aux artisans. Ces derniers étaient perçus comme essentiels au bon fonctionnement de la société, mais leur statut social restait subordonné.
Les paysans, longtemps attachés à la terre et dépendants des seigneurs, étaient en grande partie des serfs, contraints de travailler pour leur seigneur en échange d’une protection et d’un lopin de terre. À partir de la fin du Moyen Âge, avec la disparition progressive du servage, beaucoup devinrent métayers, exploitant des terres en échange d’une part de leur récolte versée au propriétaire. Ce statut, bien que leur offrant une relative autonomie, les maintenait dans une situation économique précaire et socialement inférieure. Le Goncourt des Lycéens de 2024, « Madeleine avant l’aube » de Sandrine Colette, le raconte si bien!
Cette distinction a persisté après la Révolution française, malgré la suppression des privilèges, influençant durablement la perception des métiers manuels.
L’industrialisation du travail déclasse les artisans
Avec la révolution industrielle du XIXe siècle, les métiers manuels ont aussi été impactés par la division du travail et la mécanisation. Le travail à la chaîne et la rationalisation de la production ont transformé des savoir-faire artisanaux en tâches répétitives.
Les artisans jouissaient d’un statut intermédiaire entre les paysans et les bourgeois. Au Moyen Âge, les corporations structuraient les métiers artisanaux en établissant une hiérarchie stricte entre apprentis, compagnons et maîtres artisans. Ces organisations leur permettaient de défendre leurs intérêts économiques et sociaux, mais aussi d’obtenir une certaine reconnaissance.
La révolution industrielle a marqué un tournant décisif en marginalisant de nombreux savoir-faire traditionnels au profit de la production mécanisée. Ainsi, l’artisan s’est retrouvé en concurrence avec la manufacture, perdant progressivement son prestige face aux nouvelles classes dominantes, notamment les bourgeois industriels qui incarnaient désormais la réussite économique et sociale.
Prenons l’exemple des Canuts de Lyon. Au XIXe siècle, ces artisans hautement qualifiés maîtrisaient des techniques complexes transmises de génération en génération. Toutefois, avec l’apparition des métiers à tisser mécaniques, leur savoir-faire a été dévalorisé et leur statut social fragilisé. La révolte des Canuts en 1831 illustre bien ce phénomène : confrontés à la baisse des rémunérations imposée par les manufacturiers, ils se sont soulevés pour défendre leur métier et leurs conditions de travail, mais ont finalement été réprimés par l’État. Cet épisode symbolise la lutte des artisans face à l’industrialisation et la transformation du travail manuel en travail ouvrier standardisé.
Un modèle éducatif centré sur l’académisme.
Les premières universités françaises sont créées au Moyen Âge, au 13ème siècle : à Paris d’abord, puis à Toulouse et à Montpellier. A l’origine, l’université de Paris (créée vers 1200) comprend 4 facultés : la théologie, le droit canon, la médecine et les arts. Dès cette époque, ces disciplines intellectuelles étaient valorisées par rapport aux savoir-faire artisanaux, enseignés dans les corporations et les guildes.
Cette distinction s’est renforcée au XVII° siècle avec la création des académies royales (Académie Française, Académie des Sciences …), puis sous Napoléon avec l’organisation centralisée du système éducatif (les facultés sont mises sous la dépendances de l’Etat). Les formations générales et universitaires ont ainsi été historiquement favorisées.
Le déterminisme social à l’oeuvre.
Le déterminisme social est un concept sociologique qui désigne l’idée selon laquelle les trajectoires individuelles (éducation, carrière, statut social) sont largement influencées par le milieu social d’origine.
S’inscrivant dans cette approche du déterminisme social, le sociologue, Pierre Bourdieu, a analysé comment les distinctions sociales influencent les parcours éducatifs et professionnels. Dans « La Distinction » (1979), Bourdieu développe la notion de « capital culturel », qui désigne l’ensemble des savoirs, compétences et dispositions hérités du milieu familial et valorisés par le système scolaire. Il explique que les classes moyennes et supérieures encouragent davantage les carrières académiques en raison de leur familiarité avec les codes scolaires et culturels dominants. En revanche, les classes populaires, moins dotées en capital culturel, se dirigent plus fréquemment vers les formations professionnelles, souvent perçues comme moins prestigieuses. Il y a une reproduction des inégalités et l’installation d’une hiérarchisation entre métiers manuels et professions intellectuelles.
Et si nous regardions « Ce que sait la main ».
Le philosophe Richard Sennett, dans « Ce que sait la main » (2008) souligne que la dévalorisation des métiers manuels résulte en partie d’une séparation artificielle entre « travail intellectuel » et « travail manuel », une distinction héritée de la modernité industrielle et qui a contribué à minorer la valeur du savoir-faire artisanal. Étudiant les artisans modernes comme les développeurs de logiciels Open Source, notamment les spécialistes de Linux, le sociologue et historien montre qu’il existe une continuité entre la conception et la réalisation. Par là, il abolit les frontières entre la tête et la main, la pratique et la théorie, l’artisan et l’artiste, et prouve que «faire, c’est penser».
Une injonction d’autant plus pertinente que l’avènement de l’IA va remettre en question les professions intellectuelles comme la révolution industrielle l’avait fait en son temps pour les artisans.
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Co-fondatrice Eurêka Study
Études en France et à l’étranger (UCAS, Canada, Europe)
Cabinet d’orientation à Rueil-Malmaison & Consultation OnLine
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